Texte
gagnant de 2003
Catégorie : Nouvelle
Théme : L'eau
Les profondeurs du lac
Par Jinny Gilbert
Ce matin-là,
la brise paresseuse du vent estival caressait les courbes insoupçonnées
du lac. Dans la lumière de l’aube,
l’eau était douce, fraîche, calme et brune, elle allait
y rafraîchir ses nobles brasses fantomatiques. Une odeur de sérénité enveloppait
mes poumons. Mes pensées divaguaient, tout comme une algue qui se
laisse bercer par le courant. Assis sur le rocher, non loin de la berge,
je laissais
les rayons du soleil effleurer mon visage basané ainsi que chatouiller
avec une langueur éperdument douce mes pieds encore endoloris. Le
soleil insista de plus belle pour m'apaiser et il caressa ma joue, chatouilla
mes
cils et effleura mes épaules nues. Cette chaleureuse sensation de
picotement de la peau au contact des rayons de la gigantesque boule de
feu qui réchauffe
notre planète m'était comme un cadeau du ciel. Quelques gouttes
de sueur perlaient sur mon front, mais l'une d'elle plus particulièrement
attira mon attention, puisqu'elle glissa très tranquillement sur
le côté de mon visage, s'accrocha au bout pointu de mon menton
et se laissa tomber dans un vide infini. Comme tous gens en vacances, je
ne m'étais
vêtu que d'un mince peignoir blanc, où le vent de la côte
se plaisait à s'immiscer pour faire frissonner le duvet recouvrant
mes jambes. Les cheveux ébouriffés, une tenue confortable...tout
pour être à mon aise. L'ambiance était parfaite, ma
femme dormait encore dans le cottage et mes deux enfants s'amusaient follement
sur
le quai. Les chaudières et les petites pelles étaient à l'honneur! Que le chant paisible des oiseaux endormis et les petits cris enjoués
de mes deux bambins parvenaient à mes oreilles. Le reste, téléphone
et télévision : laissés au large durant deux semaines.
Le soleil gagnait maintenant plus de terrain, s'étendant alors jusqu'au-dessus
de nos têtes. Une journée inoubliable s'annonçait pour
nous tous!
Les yeux
fermés, presque sur le point de m'endormir à nouveau,
je me fis soudainement sortir de mes rêveries par un cri d'hystérie
et de profonde panique. Mon rythme cardiaque grimpa d'assaut et mon cœur
voulut, à cet instant, sortir de sa cavité, prendre ses jambes à son
coup et s'enfuir le plus loin possible de cette situation alarmante. J'aperçus
alors Émilie, la plus jeune de mes filles, pointant le lac en pleurant
d'incompréhension. Sa sœur ne réapparaissait plus à la
surface du milieu transparent qui les séparait de plus en plus. Elle
s'éloignait! Elle se noyait! Le gouffre de la torpeur s'empara de
moi. L'eau qui perlait sur mon front, quelques secondes auparavant, par simple
transpiration, s'était vite transformée en signe de profonde
détresse. L'eau est parfois si pure mais, souvent si destructrice et
meurtrière. La tranquillité est trompeuse, il ne faut pas simplement
se fier aux apparences. Avec toutes ces pensées qui défilaient
dans ma tête à une vitesse incroyable, je sus dès lors
que ma vie allait changer à tout jamais.
Une fraction
de seconde plus tard, juste le temps d'analyser toutes les issues possibles,
la solution qui me vint instinctivement fut de me mettre à crier
de toutes mes forces. À l'aide! Aidez-moi quelqu'un! À un
tel point que mes cordes vocales me faisaient souffrir atrocement.
Après
quelques secondes, je me rendis rapidement compte que c'était
peine perdue : le chalet... trop lointain, les voisins... aucun.
Mes membres furent saisis d'un incroyable frisson, tous tremblèrent
de la même
façon, comme les feuilles mortes en automne. La vue du petit
corps bleu d'Angélique me tourmentait sans cesse. Cette perspective
me glaça
d'effroi, d'appréhension, d'affolement... Les larmes engorgeaient
et prenaient une totale possession de mes yeux. Je n'avais plus aucun
contrôle
sur quoi que ce soit. Ma vie partait à la dérive, la
sensation d'un parasite grugeant l'intérieur de mon corps devenu
pourriture m'obsédait.
Ne sachant pas nager, je ne pouvais risquer de me noyer en tentant
un sauvetage que je savais perdu d'avance. Pourquoi ne savais-je pas
effectuer le simple
fait de flotter sur l'eau au lieu de sombrer dans des profondeurs insoupçonnées?
Mes oreilles bourdonnaient. Je n'entendis que les hurlements d'Émilie
qui paraissaient provenir à des kilomètres d'où je
me situais à ce moment. Comme un écho lointain qui résonnait
dans une immensité absolue? J'avais le souffle coupé,
ma poitrine me semblait lourde et crispée, seulement le martèlement
alarmant de mon pouls sur mes temples semblait garder mes organes en
vie. Le reste... paralysé.
Paralysé par un sentiment d'oppression redoutable. Que de douleurs
je ressentais. Que pouvais-je faire pour sauver la vie de cet être
si cher à mes
yeux? Ma petite fille, ma princesse!
Je me relevai
la tête un instant et éprouvai l'étrange
impression d'y être pour la première fois, de ne rien
reconnaître.
Le chalet, la rive, l'odeur, tout me sembla alors méconnaissable.
Soudain, mon inertie disparut et, à l'aide d'une puissante
charge d'énergie,
je parvins à courir jusqu'au quai où je m'allongeai
pour tendre la main à ma petite puce si fragile. C'est alors
que les copeaux de bois pénétrèrent ma peau
jusqu'au os. « Ne lâche
pas ma princesse, papa est là! » Ça faisait
tout chaud dans ma poitrine, comme si je buvais quelque chose de
brûlant.
Lorsque je me rendis compte de la présence d'Émilie,
je lui ordonnai immédiatement d'aller avertir sa mère.
En tentant d'agripper une parcelle de ma fille, une pensée
me parvint en mémoire. « Mon
ange, éveille-toi du dangereux sommeil, ne t'enfonce pas dans
une nuit éternelle,
chasse la sueur qui s'incruste sur ta peau, ne laisse pas l'eau t'arracher
la vie, ne prends pas l'ombre pour le soleil, résiste à la
tentation et reviens à moi, je t'en supplie! » Noir,
tout ici était
noir. Mais où est-elle donc? Si une âme sur cette terre
doit mourir, prenez la mienne, pas celle d'une enfant n'ayant à peine
vécu.
Je suppliai les dieux de me la laisser en vie, j'aurais même
sacrifié la
mienne pour elle, mais malheureusement, je crains que cette volonté ne
soit point suffisante. Peut-être était-ce son triste
destin? Mais pourquoi elle? J'essayai d'exorciser le poids qui m'écrasait
la poitrine, sans succès. L'accaparement du sort était
inévitable!
J'entendis alors le clapotis des vagues, qui normalement m'apaisait,
ne faisait qu'intensifier le sentiment d'angoisse qui possédait
mon corps tout entier. Chaque son répétitif, semblable à la
trotteuse d'une horloge, comptait le temps qui s'écoulait
de plus en plus. Au fait, était-il trop tard?
Calme-toi!
Respire, respire, tu peux encore respirer, toi! Les vibrations sur l'amoncellement
de bois m'annoncèrent l'arrivée
tant attendue de ma femme. Angélique allait-elle être
sauvée? Les pleurs,
les cris de ma femme et le temps qui filait à toute allure
faisaient que l'intervalle entre chacune de mes pulsations cardiaques
diminuait sans
cesse. Terrible manoir d'enfer! Cet endroit est maudit! La fugue
n'était
pas possible, je devais faire face à cette situation redoutable
et mettre fin à ce manège angoissant. Ma vie n'avait
plus d'importance à mes
yeux, seule celle de ma petite grenouille m'importait. Immédiatement,
mon épouse se rua dans cette eau pourtant si pure et m'éclaboussa
de plus belle à mesure que ses recherches avançaient.
La facilité que
possédait celle-ci de lutter contre l'eau, cet élément
si puissant, me rassura. Émilie était derrière
moi et s'époumonait à force de crier : « Papa!
Papa! Aide maman, toi aussi! » À cet instant, une vague
d'impuissance m'envahit. Ma présence ne faisait que nuire.
Mourir... je ne veux que mourir
et disparaître à tout jamais! La vue de mon squelette
et de celui de ma fille, ces entassements d'os et de pourriture tant
redoutés me
tourmentèrent soudainement. La poussière tombait de
plus en plus, la mort était à mes trousses, les tombeaux étaient
témoins
de la rigueur du sort réservé à tous, même,
malheureusement à ma
princesse. Des ombres inanimées se plaignaient et me murmuraient
des paroles indéchiffrables pour me convaincre d'errer autour
d'elles, de rejoindre leur cercle vicieux. Mon désir le plus
cher : courir, courir plus vite pour leur échapper. Je luttai
alors férocement contre
ces forces surnaturelles pour reprendre mes esprits et le contrôle
de moi-même... ce que je réussis avec peine et misère.
La colère et l'incompréhension erraient dans tous les
recoins de mon espace vital. Pourquoi mon Angélique à moi?
Au bout de
ses recherches, accompagnée de sa dernière goutte
d'énergie restante, ma tendre moitié déposa
le minuscule corps inanimé d'Angélique sur le bord
du quai. Cette inertie, cette couleur si pâle, si bleutée
me statufia sur place. La vie entière de ma petite princesse
défila devant mes yeux à une
vitesse incroyable. De ses premiers pleurs à cette image
de corps sans vie. Je fus soudain pris de vertiges monstrueux.
Je réalisai qu'il était
trop tard! Personne ne pouvait plus rien y faire. La mort avait
frappé notre
bienveillante famille pour la détruire à tout jamais.
Ce désolant
sort. Mon cœur cessa de battre, plus la peine de vivre si
ce n'était
que pour vivre dans ces conditions. J'étais sale, je me
détestais.
Mon incapacité de la sauver, de nager jusqu'à elle
m'écrasa
la cage thoracique, un poids si énorme m'étouffa.
Des larmes me brûlèrent les yeux, comme un volcan
sur le point d'expulser sa lave, j'explosai de rage et de tristesse.
Des cris d'incompréhension
et de profonde détresse résonnèrent au loin. « Eau
maudite, cruelle tu es! » Le regard livide et sans vie
de ma femme pesait sur moi. Je compris dès lors que le
lac n'avait qu'une profondeur d'environ un mètre à cet
endroit. J'aurais pu facilement la sauver de cette mort brutale
et cruelle qu'elle a subie par ma faute, par mon incapacité de
jouer mon rôle de père convenablement. Les ondulations
des vagues avaient emporté la vie de mon bébé.
L'eau est vie, ainsi que mort!
Jinny Gilbert,
17 ans
Étudiante à la
Polyvalente d’Iberville à Rouyn-Noranda
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