Texte gagnant de 2004
Catégorie : Nouvelle
Théme : Libre
Libre
Par Marlène Blanchette
(pseudonyme : Art_Dragon)
L’esprit
de Dalia s’éveilla entouré de ténèbres
après un sommeil sans rêve. Tout n’était
que silence; l'atmosphère lourde et immobile indiquait qu’elle
reposait dans un lieu exigu et fermé. Ils
m’ont eue,
se dit-elle. Ils m’ont eue et ils m’ont enfermée
ici. Elle se sentait coincée, mal à l’aise.
Elle n’avait aucune idée de l’endroit où elle
se trouvait, et cela lui déplaisait. Elle ressentait un
engourdissement dans tout son corps, comme si elle était
sous l’effet d’un quelconque sédatif... Elle
avait du mal à ordonner ses pensées, ses idées
se perdant dans ses souvenirs.
Ils
ne voulaient pas me voir libre...
Son
esprit s’égara.
Insignifiante.
C’était
le mot qui nous venait à l’esprit lorsque l’on
regardait Dalia pour la première fois. Rien n’émanait
de cette jeune femme qui puisse la rendre plus spéciale.
Elle n’était pas grande, dépassant à peine
la moyenne des femmes de son âge; elle était mince,
mais pas d’une maigreur cadavérique; son visage aux
traits incertains n’avait rien d’expressif ni de racé;
ses yeux étaient le pâle miroir d’une âme
sans vie, sans émotion.
Insignifiante.
Elle
n’avait aucun trait de caractère vraiment marquant;
on aurait pu dire d’elle qu’elle était gentille,
mais cette amabilité-là relevait beaucoup plus de
la politesse que de la bonté. Elle souriait d’une
gaieté fantomatique, et pleurait des larmes séchées
avant même d’être versées. C’était
un être silencieux et soumis, qui pensait beaucoup mais s’exprimait
peu. Lorsqu’elle parlait, ce n’était que la
voix insipide d’un spectre.
En
soit, rien ne se manifestait de cette femme; elle passerait devant
nous dans l’indifférence la plus totale et, aussitôt
partie, on l’aurait oubliée.
Insignifiante.
La
vie que menait Dalia était à son image. Jamais rien
ne lui arrivait en bien comme en mal. Ses parents, des gens très
terre-à-terre, avaient tout fait pour que leur fille n’ait
jamais de problème... c’était eux qui avaient
choisi le métier qu’elle pratiquerait; c’était
eux qui avaient opté pour le collège où elle étudierait.
Ils ne lui avaient laissé aucun choix quant à son
avenir, par crainte qu’elle prenne de mauvaise décision...
Jamais Dalia ne s’en était plainte mais, secrètement,
elle aurait voulu avoir le choix de la vie qu’elle aurait.
Comme
elle était encore aux études, la jeune femme devait
prendre le métro à tous les jours afin de se rendre
sur le campus, ses parents ne voulant pas qu’elle aille vivre
dans l’une des résidences attenantes. Cela l’ennuyait
beaucoup, car souvent elle était bousculée dans les
rames bondées par de parfaits inconnus – ils ne la
voyaient tout simplement pas.
Insignifiante.
Ce
matin-là, Dalia avait pris le métro comme à l’habitude.
Elle avait réussi à se dénicher une place
assise dans le wagon et s’y était installée.
Elle en profita pour se reposer... mais une voix lointaine la ramena à la
réalité.
« Mademoiselle? »
Dalia
ouvrit les yeux; il n’y avait plus personne dans le métro,
mis à part elle et un homme en uniforme, celui qui l’avait
interpellée.
« Mademoiselle,
vous devriez peut-être quitter le wagon... »
La
jeune femme regarda les alentours d’un air indifférent.
Sans même accorder un regard à l’homme qui l’avait
tirée de son sommeil, elle ramassa ses affaires et débarqua
de la rame de métro sans se hâter. Elle avait raté la
station où elle descendait normalement... celle-ci était
vide et beaucoup moins accueillante.
Mais était-elle
déserte? Dalia remarqua une très jolie femme qui
la fixait déjà depuis un bout de temps, assise sur
un banc placé dans un coin. Cette dernière lui fit
signe de s’approcher.
« Tu
n’as pas l’air d’avoir beaucoup de loisirs, n’est-ce
pas? » lui dit-elle.
Dalia
la dévisagea d’un air blasé. Ne pouvait-on
pas la laisser tranquille?
« Je
crois que tu vis assez modestement, ai-je raison?» continua-t-elle.
La
jeune femme hésita avant de répondre. Elle eut un
mouvement qui ressemblait à du dédain avant de tourner
le dos à l’étrangère. Cette dernière
sourit et récidiva :
« Ça
te dirait, un petit peu de liberté? Allez... »
Liberté.
Le mot claqua tel un fouet dans l’esprit de Dalia. Elle stoppa
net et pivota vers l’étrangère.
« Tu
ne regretteras pas. »
Elle
lui prit la main et l’entraîna dans un dédale
de couloirs pour finalement aboutir dans une pièce sombre
et mal aérée. Quelques individus semblaient les attendre.
Dalia ressentit un certain malaise à la vue de tous ces
gens peu recommandables. Allaient-ils la voler? Ou pire, la tuer?
Après
les présentations d’usage où l’étrangère
se présenta comme étant Vek, toutes les personnes
prirent place sur des sièges de fortune ou des caissons à moitié défoncés.
Un homme distribua de petits rouleaux que Dalia ne put identifier
immédiatement. C’est seulement quand Vek lui proposa
de lui montrer comment les fumer qu’elle sût ce qu’ils
voulaient d’elle. Ils voulaient qu’elle consomme de
la drogue. Elle tint le petit rouleau entre des doigts, incertaine,
en se demandant : Qu’est-ce qu’ils
me veulent?
« Allons! » cria
Vek. « Ne t’en fait pas! Je te l’offre! »
Pourquoi?
Voudraient-ils abuser de moi?
Vek
tendit son briquet et alluma le joint de Dalia. Une forte odeur
de narcotique se répandit dans la pièce. La jeune
femme regarda Vek quelques instants, puis porta le rouleau à ses
lèvres et inhala profondément.
Immédiatement,
elle se sentit plus légère, plus décontractée.
Puis, à mesure qu’elle absorbait la drogue, une sensation
d’euphorie la gagnait. Tout semblait si beau et si simple!
Voilà ce
que j’appelle de la liberté... se dit Dalia.
Tout
se passa très vite, mais l’impression de totale félicité resta
très longtemps après que les effets de la drogue
se soient dissipés. J’ai enfin goûté à la
liberté à laquelle j’ai droit, pensa la
jeune fille. Elle regrettait amèrement d’avoir si
longtemps ignoré l’existence de tels sentiments, et
en voulait à ses parents de l’en avoir privée.
Lorsqu’elle
retourna chez elle ce soir-là, elle n’adressa aucune
parole à ces derniers, qui ne semblèrent pas comprendre
pourquoi leur fille était en colère contre eux. La
nuit de Dalia fut ponctuée de cauchemars, et à chaque
fois qu’elle se réveillait, le goût du narcotique
titillait sa langue et son esprit. J’en veux encore...
je veux être libre...encore... Elle quitta la maison
parentale très tôt le matin, plus tôt qu’à son
habitude, et repris le métro pour se retrouver à la
station où elle avait rencontré Vek. Encore... Cette
dernière sourit en la voyant. Elle exhiba fièrement
un autre rouleau et le passa sous le nez de Dalia pour attiser
sa convoitise.
La
jeune fille tendit les mains pour le prendre, mais Vek l’en
empêcha.
« Attend
un peu... Tu en veux? Maintenant il faut payer. »
Dalia
fut abasourdie. Elle ne veut pas m’en donner aujourd’hui, pensa-t-elle. Pourquoi?
Hier, elle était gentille. Pourquoi
a-t-elle changé? Pourquoi?
« Voici
ce que je te propose. » dit Vek. « Tu vas
venir avec moi en ville. On va voler quelques boutiques, puis,
si tu as bien fait ton boulot, je t’en donnerai un. »
Ce
fut le début d’une longue série de vols pour
Dalia. À chaque matin, elle se levait, descendait en ville,
maraudait dans les boutiques et revenait à Vek, qui s’avérait être
le chef de la bande, pour lui présenter son butin. Elle
chapardait avec une étonnante facilité : son
allure banale et le fait qu’elle ne se faisait pas remarquer
aisément aidaient grandement à sa nouvelle fonction.
Elle avait cessé d’aller à ses cours; elle
rentrait de plus en plus tard et se levait de plus en plus tôt,
au grand dam de ses parents qui voyaient leur délicate routine
détruite.
Au
début, Dalia continuait à réclamer les joints
qu’elle avait fumé la première fois. Puis vint
un jour ou Vek lui proposa d’essayer autre chose : la
poudre. La jeune fille avait dût « travailler » encore
plus fort pour se permettre ce luxe... Elle avait compris que plus
elle rapporterait des gains à la bande, plus les narcotiques
que Vek lui proposerait seraient puissants, et plus fortes seraient
les sensations de liberté dont elle ne pouvait plus se passer.
Le
cycle avait duré pour quelques mois déjà,
mais jamais Dalia ne se lassait des effets de la drogue. Elle en
voulait plus, toujours plus.
Elle
se présenta un matin à la station avec son butin,
comme toujours, et attendit que Vek lui présente le fruit
de son labeur. Cette dernière était en retard. Après
plusieurs minutes, Dalia devint extrêmement nerveuse. Elle était
grugée par la dépendance et par la crainte de ne
plus pouvoir être libre. Qu’est-ce qu’elle
fait? Elle devrait être là...
Elle
regarda sa montre, inquiète. Peut-être qu’elle
a été arrêtée... Elle se mit à tourner
en rond, ne sachant plus quoi fait de ses dix doigts. M’aurait-elle
abandonnée? Probable... je devenais sans doute gênante... Elle
vérifia encore sa montre pour voir si elle ne retardait
pas. Ses mains tremblaient; son teint était de plus en plus
livide. J’en ai besoin... je veux ma liberté...
elle doit venir...
Au
moment ou l’attente devenait insupportable, Vek arriva, l’air
préoccupé.
« Ah,
enfin! Je... » commença Dalia, avant d’être
coupée par celle-ci.
« Dalia...
J’ai eu quelques difficultés hier et ce matin... désolée...
comme tu vois, je n’ai rien à t’offrir... »
Je
le savais.
Le
sang de la jeune fille ne fit qu’un tour. Sans attendre les
explications de sa supérieure, elle se jeta sur elle en
poussant des hurlements sauvages.
Avare!
Tu n’es qu’un rapace! Tu ne veux pas que, moi, j’accède à la
liberté! Tu veux la garder pour toi seule!
Les
deux femmes roulèrent sur le sol. Vek replia ses bras devant
sa figure en une faible tentative de défense, mais Dalia
eut tôt fait de les repousser. De longs sillons ensanglantés
apparurent des deux côtés de son beau visage alors
que la jeune fille tentait de lui arracher les yeux.
Tu
essaies de me duper! Mais je vois clair dans tes agissements, sale
petite garce!
Dalia
lui écrasa sa main droite sur le visage tandis que la gauche
chassait celles de Vek, qui essayaient de la tirer vers l’arrière.
Elle compressa la poitrine de sa victime avec ses genoux et chercha
la gorge de sa main libre. Elle sentit le pouls accéléré de
sa patronne sous ses doigts. Elle s’appuya sur le cou pour
l’étouffer avec toute sa pesanteur.
Vek
poussait des cris étranglés, les yeux exorbités
par l’affolement.
C’est ça!
Crie! Je te tuerai! C’est de ta faute si tu meurs!
Dalia
ramena sa main gauche sur la gorge de Vek, trouva les carotides
et lui enfonça les deux pouces dans les artères cervicales, à genoux
sur sa cage thoracique qui craqua sous son poids. La pauvre essaya
tant bien que mal de se libérer de l’emprise de la
jeune fille, mais le manque d’air et la souffrance eurent
raison d’elle. Son corps devint soudainement flasque. Ses
mains qui avaient tenté jusqu’à la toute fin
de repousser Dalia tombèrent sur le sol avec un bruit mat.
Les dernières plaintes qu’elle émettait périrent
sur ses lèvres.
Voilà.
Tu as voulu me duper... et te voici morte. Tu paies le prix de
ton avidité. Tu ne méritais rien d’autre. C’est
toi qui en a décidé ainsi... Tout est de ta faute.
Dalia
retira ses mains souillées du cou de sa victime. Elles étaient
couvertes de sang. La jeune fille descendit du corps et entreprit
de le fouiller pour trouver une quelconque trace de narcotique.
Peine perdue.
Ah!
Tu auras poussé ta vilenie jusqu’au bout! Tu voulais
même me faire souffrir après ta mort!
Dalia
cracha sur le cadavre et sortit de la station. Elle ne se donna
même pas la peine de cacher ses mains humectées de
sang. Le portrait qu’elle offrait à cet instant était
terrifiant : elle semblait se détacher de la réalité,
mais gardait son allure désintéressée. Son
regard était voilé, absent; tout son corps se courbait
imperceptiblement de lassitude. Elle avançait d’un
pas traînant, ne sachant pas vraiment où elle allait.
J’en
veux encore... j’en ai besoin... encore...
À l’autre
bout du trottoir, elle distingua trois policiers qui la regardaient
en se parlant à voix basse. L’un d’eux avança
vers elle.
Non!
Dalia
s’immobilisa, les sens en alerte.
Ils
veulent retirer ce qui me reste de liberté...
L’agent
lui fit signe de s’approcher.
Ils
ne m’auront pas!
La
jeune femme se déroba et traversa la rue, les trois policiers à ses
trousses. Un fracas infernal s’ensuivit...
Dalia
continua à courir malgré l’accident qu’elle
avait provoqué.
Ils
ne m’auront pas!
Elle
entendit les cris des agents de police lui ordonnant de s’arrêter
et les ignora.
Ils
ne m’auront pas!
Une
douleur aiguë à la poitrine la terrassa brusquement...Elle
s’effondra sur le sol. Sa tête heurta le béton
et tout son univers disparut en un instant.
Ils
ne voulaient pas me voir libre...
Dalia
tenta de bouger sa tête, mais cela s’avéra inutile.
L’endroit où elle reposait semblait se refermer sur
elle pour la piéger. Elle se sentait de plus en plus inconfortable
dans la noirceur glaciale des lieux; immobile, elle guettait le
moindre son qui puisse lui révéler la nature de sa
prison.
Soudain,
elle distingua des murmures étouffés, réprimés
par les parois de sa minuscule cellule.
« C’est
une bien triste histoire... »
« Je
suis d’accord. À cet âge, tout de même,
c’est malheureux... ses parents avaient tout fait pour que
cela ne se produise pas... »
« De
quoi est-elle morte? »
« Crise
cardiaque. Elle avait une malformation dans ses artères...
Les médecins ont dit que le cœur de Dalia, déjà très
faible, avait été dévasté par l’absorption
prolongée de stupéfiants et qu’il ne pouvait
pas résister plus longtemps... »
Elle
sentit toutes ses pensées converger en un même point.
Libre?...
que de chimères...
Une
tombe... voilà ma prison.
Marlène
Blanchette
16 ans,
de La Reine
Étudiante à la Polyvalente Le Carrefour de
Val-d'Or
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