Texte gagnant de 2007
Catégorie : Nouvelle de science-fiction
ou fantastique
Le moissonneur
Par Marion Bibeau
Quelle sensation! Apposer ainsi mon sceau sur l’épais
dossier sembla me libérer d’une lourde charge trop
longtemps portée. Je soupirai lourdement, soulagé
d’avoir finalement clos cette histoire qui avait consumé
ma dernière semaine. Je me laissai fondre dans mon fauteuil
de travail, faisant cul-sec du verre d’eau qui reposait sur
mon bureau.
L’affaire m’avait semblé bien simple, un cas
banal de maison hantée, une demeure abandonnée qui
arrachait des frissons glacés aux passants lorsqu’un
cri de détresse noyé de pleur déchirait la
nuit. Des problèmes comme celui-ci occupaient la majeure
partie de mon curriculum vitae, contrairement aux villageois orgueilleux
qui s’étaient aventurés dans le manoir juste
assez longtemps pour mouiller leur pantalon et faire demi-tour comme
des chiens bâtards affolés. Non, en professionnel que
j’étais, je réussis à franchir sans problème
le seuil du hall d’entrée. Malgré mon sang-froid,
je ne pouvais nier l’ambiance glauque qui enveloppait les
lieux. Mais ce décor de film d’horreur ne m’empêcha
point de dénicher le responsable après une heure d’investigation.
Pauvre homme, il semblait totalement déboussolé, j’oserais
même aller jusqu'à dire que sa confusion laissait entrevoir
une lueur de démence. Il s’était perdu depuis
un moment et avait élu refuge dans cet édifice délabré.
C’est toujours ce qui arrive à ceux qui quittent leur
chez-soi trop rapidement... Peu-importe, après l’avoir
quelque peu rassuré, je le ramenai avec moi pour ensuite
le confier à un autre département.
Et voilà que je me reposais dans ce bureau impeccable qui
était le mien. J’avais fais tourner mon fauteuil sur
sa bille pour faire en sorte que mes yeux fatigués se posent
sur un magnifique paysage d’arbres fruitiers en fleurs. Jamais
lorsque je regardais par cette fenêtre, je ne voyais de la
neige, des arbres enflammés par l’automne ou encore
ces derniers porter de lourds fruits juteux. Ici, c’était
le printemps qui colorait la flore et le ciel tous les jours sans
exception. Les fenêtres semi-ouvertes permettaient à
la brise de se faufiler dans mon bureau, portant sur ses ailes de
doux arômes. J’apercevais un pâle reflet de mon
être dans cette vitre. Avec cette allure, j’aurais sans
doute pu camper le rôle d’un vampire dans une production
hollywoodienne. Une chevelure de jais moyennement longue qui encadrait
mon visage un peu trop long et blafard, certaines mèches
de longueurs différentes allant caresser mes paupières
et mes pommettes... Et ces iris verts que je voyais scintiller
dans ce faible reflet de moi-même. Si vous me demandez mon
avis; j’avais l’air d’un ange de la mort. Et je
paraissais très bien dans cet accoutrement traditionnel qui
combinait chemise blanche et gilet noir.
Mes yeux se refermèrent tranquillement alors que mon esprit
semblait prêt à me quitter pour le temps d’une
sieste bien méritée. Mais alors qu’il prenait
son envol, je fus bien vite rappelé sur terre lorsque de
violents coups furent donnés à ma porte. Inutile de
mentionner que je sursautai, bondissant hors de mon fauteuil pour
perdre l’équilibre et trébucher dans le tapis
ocre. Quelle disgrâce! Mes dents grinçaient, mon cœur
pompait à grands coups ma frustration et mes doigts griffaient
la moquette alors qu’ils se refermaient en un poing. Je dus
me relever et absorber une bonne bouffée d’air frais
pour éclaircir mon esprit avant d’entreprendre les
quelques pas qui me distançaient de la porte. Je m’apprêtais
donc à accueillir mon colporteur avec un visage plus bête
et froid qu’à l’habitude afin de lui faire subtilement
passer le message que je n’appréciais guère
sa présence, peu-importe qui cela pouvait bien être.
Je tournai la poignée et entrouvris la porte.
-Oh, Damsel... Ce n’est que toi?
Damsel était un de mes collègues de travail. Cela
faisait quelques années à peine qu’il était
entré en service et cela se voyait souvent dans la qualité
de ses rapports.
-Nathaël! Bonjour! Dis, je peux te confier un dossier? Ça
ne sera pas bien long, tu verras. C’est seulement une gamine
qui s’est perdue en chemin, ou plutôt qui ne connaît
pas du tout la route.
-Qu’est-ce que tu me donnes en retour?, répondis-je,
l’air désintéressé. Je viens tout juste
de signer un dossier vois-tu, je n’ai pas exactement le goût
de m’encombrer de travail supplémentaire pour le moment.
Et puis, pourquoi ne le fais tu pas toi-même?
-Ah!... Raison personnelle, vois-tu!, enchaîna-t-il avec énergie.
Bon eh bien... Je te file une de mes semaines de congé, ça
te va?
Sans rien ajouter, je lui arrachai les documents des mains et me
mis à les feuilleter sur place.
-Très bien, je m’en occupe, soupirais-je sans lever
les yeux de la chemise.
***
J’avais trouvé un charmant café où étudier
les documents que Damsel avait mis à ma disposition. Une
douce musique tapissait le fond sonore alors que j’attendais
avec impatience mon cappuccino. Je ne m’étais pas habillé
très chaudement, peu habitué de descendre là
où les saisons s’emboîtent, et mon corps entier
grelotait. Dès que l’on m’apporta mon breuvage
chaud, je me mis à l’attaque des documents, les feuilles
éparpillées devant moi, un crayon reposant sur un
carnet dans une main et mon café dans l’autre.
Celle que Damsel avait dit être une « gamine »
était en fait âgée de dix-sept ans. La jeune
Amanda Lewis avait vécu le deuil de son frère aîné
quelques années auparavant; les causes de son décès
restaient toujours inconnues. Le fait était que l’adolescente
avait été complètement ravagée par cette
perte et devint un être antisocial. Mais le problème
était là : depuis quelques mois, elle avait aperçu
son frère à plusieurs reprises. Elle décida
donc de fuguer dans l’espoir de retrouver son aîné.
Elle croyait le retrouver près de l’église où
il avait été enterré, dans la ville voisine,
car à l’époque, la famille Lewis y résidait.
« Un peu misérable comme histoire »,
pensais-je en prenant une bonne gorgée de capuccino tout
en sortant une photographie du lot de pages éparpillées
sur la table. En effet, l’image présentait une jeune
femme au regard éteint et aux traits tirés. Je finis
mon café d’un coup sec puis fourrai les feuilles dans
la chemise crème. Je connaissais ses motifs, je savais de
ce qu’elle avait l’air et j’étais certain
de l’endroit où je pourrais la trouver. Je laissai
l’argent sur la table et sortis de l’endroit.
***
L’hiver là-bas était cruel... Même la
petite église à côté de laquelle je me
tenais semblait trembloter au gré de la volonté du
vent qui vomissait des rafales de neige. Les mains sous les aisselles,
la tête en autruche, j’attendais impatiemment que la
jeune Amanda se montre. Malheureusement, il m’était
impossible de demander des informations à son propos; qui
aurait bien pu l’apercevoir de toute manière? Elle
semblait beaucoup plus tranquille que cet être dérangé
que j’avais traqué plus tôt cette semaine. Je
m’apprêtai à glisser mon paquet de cigarettes
hors de ma poche alors que j’entendis sangloter derrière
l’église. Un réflexe me fit aussitôt faire
volte-face. En effet, derrière le rideau de poudreuse, une
ombre semblait naviguer entre les pierres tombales du petit cimetière.
Ma vue ne me permettait pas de deviner le visage de l’individu
au travers toute cette neige, mais tout indiquait que c’était
elle. Cette démarche monotone, son apparition soudaine et
ces sanglots... Je resserrai le col de mon long imperméable
pour mieux me défendre contre le froid et entrepris de me
rendre jusqu'à elle. Alors que je progressais vers elle,
Amanda cessa d’errer dans tout le cimetière et posa
son regard sur une sépulture. J’étais désormais
assez près pour apercevoir son visage se crisper, déformé
par la douleur. Alors qu’elle semblait être sur le point
d’exploser, ses entrailles expulsèrent un atroce cri
de détresse qui donna l’impression de la vider de ses
forces d’un seul coup, car elle tomba sur la pierre tombale,
l’enlaçant désespérément. J’étais
juste derrière elle, mais elle ne sembla point me remarquer,
elle ne faisait que pleurer et souffler entre deux sanglots un nom
intelligible.
Rarement avais-je été touché par un sujet
ainsi détruit. La vue de cette adolescente caressant le souvenir
d’un être aimé au milieu de cette douche glaciale
me fit presque réagir. Son visage rond était carrément
mutilé par ses pleurs. Sa longue chevelure rousse dansant
avec le vent ajoutait beaucoup à l’aspect dramatique
de la scène. Son corps semblait être prêt à
se faire emporter n’importe quand par la tempête.
« François », avais-je eu l’impression
de percevoir au travers de son déchirant requiem de sanglots.
Je posai une main se voulant consolante sur son épaule.
Évidemment, elle sursauta et se tourna violemment, cherchant
à reculer mais ce fut impossible, étant bloquée
par la pierre tombale. Son visage noyé de larmes me terrorisa,
ses grands yeux chocolatés complètement ravagés
par la solitude et la tristesse, ses lèvres pleines, symbole
de jeunesse, qui tremblaient...
-Qui êtes vous?! a-t-elle crié. Avancez et j’appelle
la police!
Je m’agenouillai pour me mettre à sa hauteur. Tout
expliquer à ces gens... C’était toujours le
moment le plus difficile car on ne savait jamais comment ils allaient
réagir. Parfois, un élan de colère s’emparait
d’eux et alors notre santé se trouvait en danger.
-Tu auras beau crier aussi fort que tu le désires, ça
ne te servira à rien, dis-je calmement, tentant tant bien
que mal d’être gentil. Tu veux revoir ton frère?
Je peux t’amener à lui. En fait, il faut que cela soit
ainsi.
Elle me poussa violemment au sol, enragée, et se releva pour
me cracher au visage.
-C’est vous! gronda-t-elle. C’est vous qui l’avez
tué, avouez-le! Et maintenant, vous voulez en faire de même
avec moi, n’est-ce pas?
Ses lèvres tantôt tremblantes se tordirent en un sourire
dément. La pauvre...Souvent la solitude les forge ainsi malheureusement.
Le coup qu’elle m’avait porté avait été
bien placé... Je m’étais remis sur mes genoux,
essayant d’oublier la douleur qui contaminait mon torse.
-Ton... Ton frère, qui était-il? demandais-je péniblement
en relevant la tête pour confronter son regard paniqué.
-Mon frère? Vous, son assassin, vous osez me le demander?
Espèce d’ordure! Vous savez très bien qui il
était! C’était François Lewis!
Elle me donna un coup de pied au ventre, emportée par l’émotion
que crier ce nom lui procurait. Je faillis cracher un filet de sang,
mais je le ravalai bien vite. Je ne pouvais réellement lui
en vouloir... C’était tout à fait attendu. Alors
que je m’apprêtais à me relever, une photographie
glissa hors de son manteau pour tomber juste sous mon nez. Ce garçon...
Je me relevai définitivement, non pas sans misère.
Elle savait bien viser la petite garce.
-Bon, suffit d’être le gentil garçon, tu me suis
ou je t’amène de force, compris? Tu vois, moi je suis
payé pour faire ça. De toute façon, si tu restes
ici, tu vas effrayer les passants.
-C’est vous qui avez l’air louche avec votre long manteau
à aborder une jeune fille seule, ma foi!
-Oh, tu es bien plus seule que tu ne pourrais le croire!
L’expression que son visage arbora lorsqu’elle aperçut
deux bouquets de plumes noires jaillissant de mon dos pour ensuite
se déployer en de majestueuses ailes couleur de charbon valait
presque la peine que j’aie accepté ce dossier gratuitement.
-Tu es déjà morte de faim et de froid ma chère
Amanda. (je lui tendis ma main). Il est temps d’aller rejoindre
ton frère.
À peine ai-je eu fini ma phrase que sa conscience la quitta,
son corps ectoplasmique retombant sur le sol comme un vieux torchon.
Je la recueillis dans mes bras et pris le chemin des cieux.
***
Le lendemain matin, j’étais à mon bureau en
train de remplir le dossier d’Amanda. Je l’avais déposé
au département de Réhabilitation psychologique. À
peine avais-je apposé mon sceau que l’on cogna violemment
à ma porte. J’eus un sourire amusé pour moi-même...
Je pris la chemise qui contenait les papiers et me dirigeai vers
la porte. Je m’attendais bien entendu à y retrouver
Damsel de l’autre côté, et je ne fus pas déçu.
-Ah! Nathael! Dis, tu as fini...
Avant même qu’il ne finisse sa phrase, je remis le dossier
dans ses mains, toujours ce sourire amusé accroché
aux lèvres, mais cette fois, teinté de découragement.
-La prochaine fois, occupe toi toi-même de tes problèmes
familiaux, OK François Lewis?
Il resta là, la bouche béante, tentant de répliquer,
mais alors qu’il allait protester, je lui fermai la porte
au nez.
Marion Bibeau
de Rouyn-Noranda
RETOUR |