Texte
gagnant de 2005
Catégorie : Nouvelle
Théme : L'amitié
L'amitié
Par Audrey Jade Bherer
Je
suis pris sous les décombres. J’étouffe, je ne crois
pas que je vais pouvoir endurer cette torture encore longtemps. La vie est
si courte. Je ne veux pas mourir. Tu ne me laisseras pas mourir, hein, Fred?
Ne
me laisse pas tomber, Fred. Tu as toujours été là pour
moi. On se connaît depuis que nous sommes tout petits. Tu te souviens
lorsque nous allions à la rivière avec le radeau que nous avions
fabriqué. Nous pêchions jusqu’à ce que la nuit
tombe. Nous attrapions de beaux poissons tout dorés et nous les ramenions
pour le souper, sur place, dans ton vieux poêlon.
Oh
non, il ne faut pas que je meure. Il y a ma maison et mon lac qui m’attendent.
Je ne veux pas mourir dans ce foutu pays. L’Irak que ça s’appelle.
On est là depuis des mois. De tous bords, tous côtés,
il y a les obus et les balles qui nous sifflent aux oreilles. Une chance
que tu
es là, Fred! Au moins, j’ai quelqu’un à qui parler.
Mes dernières paroles n’auront pas été vaines.
Il faut que je te dise, mon ancienne blonde, je l’aime encore. Tu
lui diras ça
quand je serais parti. Oui, tu lui diras cela. Je me sens si mal, tiens
ma main. Serre-la fort. Quoi? Tu n’es pas capable de tasser le gros
bloc qui m’écrase la poitrine? Je vais tenter de tenir le
coup mais je ne garantis rien.
Tu
sais, quand j’étais petit,
je voulais devenir chimiste. Un métier qui demandait de la cervelle.
J’étais toujours premier
de classe, un vrai monsieur je sais tout. Ma mère me disait toujours
que je réussirais à faire de grandes choses. Oh oui, ma
maman. Te rappelles-tu comme elle était belle? Quand elle me chantait
des berceuses pour m’endormir le soir, je rêvais que je partais
loin de la maison. Juste elle et moi, on aurait été tellement
bien. Malheureusement, ce n’était pas le cas. Il était
là,
lui.
Tu
sais Fred, c’est quand ma mère est morte que je me
suis embarqué dans
l’armée. Je voulais partir loin de chez nous et comme
ils avaient besoin de gars comme moi, je me suis dis que c’était
une idée
géniale. Défendre mon pays, c’était tout
ce que je voulais. Tu comprends ce que c’est toi, Fred. Ils nous
font un discours où l’honneur et le courage sont de mise.
Ma mère n’aurait
pas voulu que je fasse ça comme métier. Mais être
chimiste, après sa mort, c’était trop dur.
En
plus, c’est ma première mission ici. Je ne pensais pas que ça
allait virer comme ça! Ces kamikazes à la con. Quelle
idée
de faire sauter une bombe dans le quartier général.
Quelle explosion, hein? Tout s’est effondré. Malheureusement,
il fallait qu’on
se trouve dans ce bâtiment. Tu as vu, le gars qui est à côté de
nous? Sébastien Fournier. Il est mort très près
de moi, avec des cris de douleur. C’était terrible à entendre.
Je vais peut-être finir comme lui, m’endormir pour de
bon. Mais comment as-tu fait pour te sortir des décombres?
Qu’importe,
tu es vraiment arrivé au bon moment. Je crois qu’un
peu plus et le pire serait survenu. Mais bon, je n’en suis
pas encore sorti. Tu as appelé des renforts? Ah, ils arrivent
bientôt.
Tant mieux!
Je
suis à bout de souffle là-dessous. Je
commence à ne
voir que des ombres. Mais toi, Fred, tu es entouré d’un
halo de lumière. Comment ça, rester avec toi? Voyons,
je ne pars pas. Où pourrais-je aller? Dans ce pays, tout
est laid, noir et poussiéreux.
Pouah! C’est si affreux. Excuse-moi, je ne comprends pas
ce qui m’arrive.
Je crois que mon esprit divague. Ma vie ne tient qu’à un
fil, il y a de quoi paniquer.
Si
j’ai des trucs brisés?
Eh bien je crois que mon pied gauche est cassé, il est viré à l’envers!
J’ai quelques
côtes fêlées aussi, je pense. Fred, j’ai
tellement envie de dormir. Rester réveillé? Mais
je serais si bien au pays des rêves. Serre-moi, Fred. Oh
oui, serre-moi! Je tremble, j’ai
si peur. Je ne veux pas partir. Qu’est-ce qui m’attend
là-bas? Du bonheur, j’espère. Avec des anges
et le petit Jésus.
Oh oui, je serais si heureux si c’était comme ça
au paradis. Mais s’il n’y avait rien après notre
mort? Et si ce n’était
que le vide, le néant? Fred, prends ma main et réconforte-moi.
J’aime
bien regarder les étoiles. Il y en a beaucoup dans le ciel
ce soir. Même dans ce damné pays, on voit la Grande
Ourse. Regarde, une étoile filante. Peut-être que
quand je serai mort, je pourrais m’en aller sur son dos.
Tu veux que je fasse un vœu. Hum, j’aimerais
bien vivre. Ha! Ha! Je ne croyais jamais faire ce vœu un jour.
D’habitude,
je fais un vœu du genre : je veux devenir riche ou faites
que cette fille-là m’aime.
C’est si superficiel.
La vie n’est pas bien longue, c’est
dommage. Tout a passé si vite. Lorsque l’on a une
routine, lorsque l’on est confortablement installé dans
notre maison, on ne réalise
pas comment la vie est précieuse. Pourtant, on peut mourir à chaque
pas, à chaque seconde, à chaque souffle. Je dis cela,
mais si on vivait toujours en pensant à ça, je crois
que la plupart des gens resteraient dans leur petit nid douillet.
Ils auraient peur de sortir
ou même peur de vivre.
Te souviens-tu de notre rencontre?
De vilains gamins venaient de me lancer des boules de neige dans
la figure. C’était toujours comme ça à l’école.
J’étais un rejet comme ils disaient. Pourtant, j’étais
bien gentil et bien poli. Je n’avais aucun ami sauf toi.
Je pouvais rester cloîtré dans ma chambre pendant
des jours sans manger et sans aller à l’école.
Mais
bien sûr tu étais là pour me ramener à la
raison. Pour me dire qu’il ne fallait pas que je désespère.
Qu’il
fallait que je sois toujours compatissant, même avec ceux
qui me faisaient du mal. Tu as toujours eu un grand cœur.
Tu m’aidais à me
relever, à minimiser les conneries qu’ils pouvaient
me dire. Tu étais
toujours chez nous, à part la nuit, là, tu retournais
chez toi. D’ailleurs, ça ne devait pas être
rose chez toi, pour que tu te réfugies chez moi tout le
temps. J’aimais bien ta présence.
On jouait à plein de jeux ensemble. Comme aux devinettes, à qui
fait la plus laide grimace ou encore, à roche papier ciseaux.
On s’était
fait une jolie cabane dans ma chambre. Elle était superbe,
c’était
notre cachette à nous, nous incarnions de grands chevaliers
ou encore de méchants pirates.
Que
de soirées à parler
de tout et de rien, tant de bonheur, tant de rires partagés.
La mémoire m’est si précieuse
quand il est question de toi, Fred. Peux-tu essuyer la larme qui
coule le long de ma joue s’il te plaît? Excuse-moi.
Un homme qui pleure, c’est
une mauviette, mon père me l’a toujours répété.
Tu te rappelles comme mon père était dur avec moi,
il me battait jusqu’au sang. Il battait ma chère mère
aussi. Elle était
trop douce et trop patiente pour résister. Il disait qu’il
changerait et elle le croyait toujours. Elle avait foi en lui, ça
ne pouvait pas rester comme ça. Elle disait que le bon Dieu
ne laisserait pas faire ça
et qu’un jour, elle serait récompensée pour
avoir tant persévérée.
Je
ne sais vraiment pas ce que je serais devenu si tu n’avais pas été là.
Merci. C’est le seul mot qui me vient à l’esprit.
Personne n’a jamais fait autant pour moi que toi. Peut-être
ma mère.
J’ai peur, Fred. Je ne veux surtout pas sombrer dans l’oubli
et n’avoir qu’une petite tombe de 30 centimètres
avec mon nom dessus, en plein milieu d’un cimetière
rempli de tombes comme la mienne. Ce serait si déplorable,
si peu spécial. Je crois
que je mérite mieux, d’avoir au moins des gens qui
seront tristes à cause
de ma mort ou qui se souviendront de moi. Oh oui, je veux qu’ils
se rappellent comme j’étais gentil ou quelque belle
pensée de ce genre.
Comme ça, je serai toujours là dans leur tête
et dans leur cœur. Ce serait la plus belle manière
de me dire que je n’ai
pas rien fait de ma pauvre vie. Ça me donnerait l’impression
que j’ai laissé des brins de moi sur mon passage.
Comme
j’ai mal. Hou là, comme j’ai mal. Le monde autour
de moi est instable, comme à l’envers et à l’endroit
en même temps. Fred, m’aimes-tu? Non, pas comme ça,
juste de l’amour que des amis se portent. Tu sais, l’amitié,
c'est fait pour ça, pour s’entraider, se soutenir.
Ah oui? Tu m’aimes
toi aussi si c’est dans ce sens-là? C’est important
pour moi que tu me le dises avant ma mort. Comme ça, je
sais que je ne mourrai pas tout seul.
Non, Fred. Non! Je ne veux
pas mourir. Pourquoi ça m’arrive à moi? C’est
injuste. Je suis quelqu’un de bien et je vais mourir. Je
suis en pleine jeunesse et voilà pouf! Un petit rien du
tout qui meurt. C’est sûr que la terre ne s’arrêtera
pas de tourner. Qu’est-ce que je suis sur 6 milliards de
personnes? Une poussière.
Ma vie ne compte même pas. On envoie des soldats à la
guerre, mais c’est tout à fait normal qu’ils
meurent. Il en a toujours été ainsi.
Depuis les vikings en passant par les mousquetaires. Ils se battent
pour leur pays ou leur religion. Quand on s’embarque pour
supposément sauver
notre pays, on s’embarque pour mourir. De toute manière,
ce n’est
même pas une vraie guerre ici, avec des causes nobles, où l’on
défendrait la veuve et l’orpheline. Non, ici, c’est
une guerre de pouvoir et d’argent. Ce n’est plus les
guerres d’antan
où l’on se battait en duel, chacun avec les mêmes
chances. Non, de nos jours, on les tue par milliers, d’une
seule bombe, nos ennemis. Quoi de plus facile que cliquer sur un
détonateur.
Ah! Mes yeux sont voilés. Je sens que
je n’en ai plus pour longtemps.
Fred, tiens-moi. Je ne veux pas m’envoler. Non! Pas tout
de suite. Non...
ÈÈÈ
Mes yeux sont tout collés et j’ai de la misère à les
ouvrir. Ça tourne mais je rétablis l’équilibre tranquillement.
Des dizaines d’abeilles en uniforme blanc vont et viennent autour de
moi. Des abeilles? Non, plutôt des infirmières et des docteurs.
Il faut dire que mes pensées sont toutes embrouillées. Et cet
homme qui est assis à côté de moi et qui me regarde d’un
air compatissant. Je ne lui prête pas attention, il ne peut pas comprendre.
–
Votre nom s’il vous plait monsieur, dit-il d’une voix pincée.
– Arthur Leblanc
–
Ne craignez rien, monsieur Leblanc, vous êtes hors de danger. Vous sentez-vous
bien?
–
Oui oui, quand même bien.
Soudain, tout revient dans ma tête
en un éclair : l’explosion,
la douleur... et Fred.
–
Attendez docteur, où est Fred? Est-il souffrant?
–
Fred, dites-vous? Mais monsieur, quand on vous a trouvé, vous étiez
seul.
Audrey Jade Bherer
de Cléricy
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