Texte
gagnant de 2002
Catégorie : Nouvelle
Théme : Il
(elle) se faisait du cinéma
La
glorieuse Marianne de Rudder
par
Alexandra Rouillard
Elle
se faisait du cinéma depuis presque le temps où sa mère l'avait
mise au monde. Elle s'imaginait toujours non pas comme le preux chevalier délivrant
sa belle des griffes d'un affreux dragon, mais bien comme la princesse s'en délivrant
en affrontant seule la bête. Triomphante, elle revenait dans son royaume,
couverte de gloire et d'honneurs. Parfois, elle entrait dans la peau d'une grande
reine à la tête de la plus puissante armée n'ayant jamais
existé, partant à la conquête de territoires inconnus peuplés
de tribus barbares et sanguinaires et revenant à tous les coups victorieuse.
Il lui arrivait aussi de survoler le monde grâce à sa cape magique,
luttant contre de terribles malfaiteurs pour libérer les habitants de
leur
emprise et de les sauver du Mal.
Àdeux ans déjà,
la petite fille avait fait du luxueux manoir de ses malheureux parents le lieu
incontesté de tous ses périples. Fille d'aristocrates, elle
avait depuis sa naissance entendu ses géniteurs (j'emploie ici ce
terme, car elle ne se voyait, en réalité, aucun lien de parenté avec
ces gens autre que celui de la génétique) maugréer contre
sa personne : « Comme cette enfant est difficile! »
Ou bien : « Voyons, ma chère. Elle retrouvera sans aucun
doute le bon chemin de la droiture et de la sagesse aussitôt que nous
l'aurons envoyée au pensionnat. » Aussi, « Pauvre
père!
comme je vous plains, c'est un garçon manqué que vous avez là! »
Pis encore : « Cette gamine se prend vraiment pour quelqu'un
d'autre. Elle n'ira jamais bien loin dans la vie. »...
Combien de
fois la jeune Marianne de Rudder avait-elle dû subir ce discours? Écouter
sans rechigner ces remontrances? Fort heureusement, ces vils propos n'avaient
fait, avec le temps, que renforcer sa détermination déjà
grande à dévoiler au grand jour sa vraie nature. Au
plus profond de son être se cachait une grande conquérante,
une héroïne
courageuse et une aventurière intrépide que rien n'arrête.
Depuis
quelque temps, Marianne cogitait un plan d'une extrême précision.
Le tout consistait à récupérer un trésor
infiniment précieux dissimulé au sommet d'une montagne
glacée située,
disait-on, au plus profond d'une lointaine et mystérieuse contrée.
Jusqu'à ce jour, personne n'était parvenu à surmonter
les multiples obstacles jonchant la route pour y arriver. À la
nouvelle de l'existence de ce fameux trésor, le sang d'aventurière
coulant dans ses veines avait commencé à bouillir et l'excitation
l'avait emportée :
elle n'avait pu résister à une telle occasion de prouver
sa valeur au monde entier. Dès lors, elle organisa avec minutie
tous les préparatifs
de son départ à l'insu de ses parents et de leurs nombreux
domestiques, exploit en l'occurrence difficilement réalisable.
Elle prit donc la décision
de partir en expédition le plus tôt possible.
Elle s'en fut
donc seule, jugeant que des compagnons lui nuiraient certainement et
qu'elle aurait
sans nul doute plus de mérite en accomplissant sans aide cette mission.
Au début, le trajet fut sans embûches insurmontables, mais
plus Marianne avançait, plus elles étaient de taille. Elles
quadruplaient sa motivation et son ardent désir d'atteindre son
but, contrairement à d'autres
qui abandonneraient sans même essayer. L'exploratrice s'engagea ainsi
dans l'embouchure d'un fjord pris par les glaces et occupés, selon
la légende,
par un monstre colossal.
« Quelle magnificence! Quel éclat! »
s'exclama-t-elle le souffle court, excitée à l'idée
d'y être.
Les splendides parois bleutées scintillaient comme du cristal
sous les rayons du soleil. Par malheur, leur taille impressionnante
empêchait l'impétueuse
aventurière de les contourner ou de les franchir autrement que
par cet
étroit passage. Marianne n'était pas au bout de ses peines :
on l'avait informée que le « propriétaire des lieux »
dormait d'un sommeil léger et agité et qu'il ne suffisait
que d'un crissement pour le réveiller. C'est pourquoi elle
trouva judicieux d'ôter
ses bottines pour franchir le long couloir gelé et, de cette
façon,
éviter d'avoir à affronter le cerbère. Bien entendu, elle
n'avait pas la frousse : c'était plutôt une sorte d'engouement
provoqué par l'éminence du danger qui la guettait. Toutefois,
si elle pouvait se soustraire à la confrontation en se servant de cette
tactique, pourquoi pas? Alors, sans geste brusque, elle retira ses bottines
et ses chaussettes
et posa ses pieds nus sur le sol glacial. Après quelques pas
seulement, elle se sentit transpercer les pieds par des milliers de
lames de rasoir tant
c'était froid. Elle éprouva une intense souffrance, mais
cela ne suffit toutefois pas à l'arrêter.
Àmi-chemin, notre
héroïne aperçut au loin l'immense bête endormie
en dessous de l'arche de glace annonçant la fin du fjord.
Avec cent fois plus de précautions,
elle continua à marcher malgré la douleur aiguë et
vive qui la tenaillait, tout en se demandant comment elle réussirait à passer
l'arche malgré son gardien. Sans aucun bruit, elle parvint
jusqu'à
lui. Marianne tenta de passer par-dessus l'une de ses affreuses et énormes
pattes aux griffes acérées si puissantes qu'elles
trancheraient un homme en deux d'un seul coup. Une sueur d'effroi
couvrit tout son corps. Tout
à coup, le monstre retourna promptement la tête vers l'endroit où
Marianne se trouvait. Elle recula d'un bond pour l'esquiver et, malgré
elle, se retrouva adossée au mur de glace. Sa gueule béante
et dégoulinante
était si près qu'elle pouvait sentir son haleine fétide
ainsi que son souffle... régulier. L'affreux sommeillait toujours. Quel
soulagement de pouvoir respirer à nouveau! Avec maintes contorsions,
la jeune exploratrice réussit à s'extirper de sa mauvaise posture
et à s'éloigner
de lui.
Elle l'avait contourné et échappé belle.
La fierté la submergea. Non sans peine, elle se rechaussait
lorsque, oh! malheur, elle trébucha contre un rocher et
tomba par terre avec un grand fracas. C'est alors que, tout endolorie,
elle entendit un rugissement provenant de l'arrière;
en se retournant, elle vit que le monstre avait bondi et qu'il
se ruait maintenant sur elle, ses crocs parfaitement aiguisés
bien en vue et toutes griffes dehors. En une fraction de seconde,
Marianne était debout et fonçait
vers l'immense pic de neige et de glace. L'extase qu'aurait pu
lui causer la vue de cette montagne, dernière étape
de sa quête, aurait été
absolue si une mort abominable certaine n'était pas à ses
trousses. Elle se rapprochait d'ailleurs dangereusement quand
Marianne gagna enfin la falaise
et réussit avec je ne sais quelle agilité ou miracle à grimper
assez haut pour qu'elle ne puisse plus l'atteindre. Elle était
en lieu sûr... du moins pour l'instant.
Jettant un coup
d'il vers
le ciel, elle se rendit compte qu'elle se trouvait à présent
sur le côté le plus abrupt de la montagne. Le sommet était
si loin qu'il se perdait dans les nuages. Elle prit la résolution
de ne pas tenter l'impossible escalade de ce versant et, plutôt
que de risquer sa vie inutilement en se montrant téméraire,
de chercher un passage moins à pic. Elle n'allait pas ruiner
cette expédition si près
du but pour quelque vaine prouesse. Après un certain temps
d'exploration autour du mont, l'ascension du versant ouest s'avérait
la meilleure alternative. Elle y avait distingué certes
beaucoup de neige, mais aussi des paliers qui faciliteraient assurément
la montée. Elle se félicita
d'avoir opté pour ce chemin puisque, en fait, il était
aisément
praticable. Qu'elle ne fut pas l'ivresse ressentie lorsqu'elle
entrevit enfin l'objet de son long périple! Elle tendit
alors la main pour agripper la magnifique boîte afin de
l'ouvrir. Mais, à la place de saisir le
bien tant convoité à l'intérieur, le trésor
si cher
à ses yeux, elle déclencha une avalanche farineuse qui la percuta
de plein fouet et la projeta tout au bas de la montagne...
La petite
fille de cinq ans qu'était Mlle Marianne de Rudder s'était fait
jouer... La gamine, toute blanche, gisait en sanglots au pied de l'armoire.
Le « monstre » Médor, qui l'avait
finalement rattrapée
après avoir daigné se lever de son coin favori pour
la sieste, soit le cadre de porte séparant le corridor
au plancher en marbre de la cuisine, lui lécha goulûment
le visage de sa langue baveuse. Sa rusée
« nounou », habituée à ses espiègleries,
avait remplacé les doux chocolats par de la farine.
Alexandra
Rouillard 16
ans, mars 2002
Secondaire 5, Polyvalente D'Iberville
Rouyn-Noranda, Québec
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